Mardi saint.

On n’est pas policier pour rien et, mon premier mouvement, en entendant l’exclamation de Juan, fut d’incrédulité. J’estimais que cela sentait le piège et le piège le plus grossier. Parce qu’enfin, qui pouvait avoir enlevé Maria, sinon les hommes contre qui j’avais déclenché la bagarre, les hommes dont elle était l’alliée ? Ça ne tenait pas debout ! D’autre part, ce serait une curieuse façon de remercier Juan du service qu’il leur avait rendu que d’enlever sa sœur ! Décidément, ces gens-là me prenaient pour plus bête qu’il n’est humainement possible de l’être quand on fait le métier que je fais. J’avais rudement envie de calotter une fois encore ce voyou qui, pour se montrer à son avantage aux yeux des autres, essayait une fois encore de me posséder. Dégoûté, je lui lançai :

« Va dire à ton patron que lorsque le moment sera venu de nous rencontrer, je n’aurai pas besoin qu’on vienne me chercher… J’irai tout seul, comme un grand. Et maintenant, fous-moi le camp ! »

Incrédule, il me dit :

« Vous ne venez pas m’aider à retrouver Maria, don José ?

— Tu as fini de te moquer de moi, oui ? Je t’ai déjà dit de filer…

— Vous pensez toujours que je suis un assassin ?

— Peux-tu prouver le contraire ?

— Je le prouverai, don José, mais pas avant d’avoir retrouvé ma sœur ! »

Je haussai les épaules.

« Ne t’en fais pas pour elle, va ! »

Il blêmit jusqu’aux yeux et chuchota plutôt qu’il ne dit :

« Si Maria meurt, don José, je vous tuerai…

— Bravo !… Lajolette te versera sûrement une prime. »

Il me regarda encore longuement, avec une sorte de haine désespérée et s’en alla sans ajouter un mot. Éreinté, énervé, je montai dans ma chambre mais ne songeai pas à me coucher, sachant d’avance que je ne parviendrais pas à m’endormir. Quelque chose me pesait sur l’estomac. Du moins, je feignais de prendre pour une indisposition physique ce qui n’était que l’écho de la lutte opiniâtre que je menais contre ma tendresse pour Maria. Assis dans un fauteuil, près de la fenêtre, je contemplais la nuit finissante. J’ouvris toute grande ma fenêtre pour attraper cette odeur spéciale à Séville durant la Semaine sainte et où se mêlent la senteur violente de la marée, celles des fleurs vite fanées, de l’encens et des cierges. Patiemment j’attendis l’aube, fumant cigarette sur cigarette. Je savais que si je m’allongeais sur mon lit, je ne pourrais plus empêcher de venir jusqu’à mon cerveau la pensée qui s’agitait dans mon subconscient et que je ne voulais pas entendre. Crispé, je bataillais ferme pour ne pas céder et puis, brusquement, mes nerfs lâchèrent et c’est à haute voix que je dis :

« Et si Juan avait dit vrai ? »

Voilà… c’était exprimé clairement… Je ne pouvais plus me dérober… Je me sentais soudain détendu. J’allai me passer de l’eau sur la figure, ouvris un nouveau paquet de cigarettes et, me contraignant au calme, j’entrepris d’examiner froidement le problème. Tout, jusqu’ici, me prouvait la complicité de Maria et de son frère avec Lajolette par l’intermédiaire des Percel. Oui, mais pour quel motif Juan, qui se savait sous la menace d’une inculpation de meurtre, avait-il pris l’énorme risque de venir me voir ? Comment admettre que Lajolette voulant m’attirer dans un traquenard ait employé celui-là même dont je devais automatiquement me méfier ? Au fur et à mesure que j’avançais dans mon raisonnement, la conviction se faisait plus forte en moi que je me trompais depuis que j’avais commencé à soupçonner les Alguin. Maintenant, je réentendais la voix angoissée de Juan… Elle avait des accents de sincérité que je n’avais pas reconnus, que je n’avais pas voulu reconnaître. Où était Juan à présent ? Quelle sottise se préparait-il à faire ? S’il devait lui arriver quelque chose, j’aurais du mal à me le pardonner. Il me fallait lutter contre l’envie folle qui me prenait de courir à la Palma. Réfléchir. D’abord, réfléchir. Pourquoi avait-on enlevé Maria ? Pour m’atteindre, bien sûr, et d’ici peu j’allais sans doute recevoir un billet me proposant d’échanger la vie de la jeune fille contre mon départ. Il fallait que je les batte de vitesse. Voyons, ceux qui avaient eu l’idée de cet enlèvement ne pouvaient avoir été conseillés que par des gens me croyant encore profondément épris de Maria, et qui serait-ce sinon les Percel à qui j’avais joué la comédie que l’on sait ? Je revoyais doña Josefa et son mari abandonnant leur balcon au moment où passait la Confrérie du « Jésus de las Penas ». Je comprenais où ils s’étaient rendus. Mais qu’avaient-ils bien pu raconter à Maria pour la décider à les suivre ? Il est vrai qu’elle n’avait aucune raison de se méfier d’eux… Quand j’étais sorti du dépôt, les Percel étaient rentrés et peut-être Maria se trouvait-elle avec eux à ce moment-là ? Vraiment, je pouvais être content de moi… Bien que n’ayant pas dormi, je me sentais en pleine forme, tellement j’avais envie de me battre.

 

Avant d’aller rejoindre Alonso et Charley à la Nueva Antequera je décidai de me rendre à la maison de la Palma. Je serais en retard au rendez-vous mais mes deux compères m’attendraient. Je n’abandonnerais pas Maria pour une question d’exactitude. En entrant dans la cour de la maison je tombai sur la grosse et obligeante voisine qui m’avait accueilli lors de ma première visite.

« Que tal, señor Moralès ?

— Dispense, doña Dolorès, me falta tiempo para charlar45 ! »

Je la laissai sur place, scandalisée, et je filai vers l’escalier. Tout en marchant, je l’entendais grommeler que les jeunes gens d’aujourd’hui ne connaissaient plus rien aux bonnes manières. Comme pour se venger, avant que je ne disparaisse à sa vue, elle me cria que si je me rendais chez les Alguin, ce n’était pas la peine de me presser car il n’y avait personne. Je ne le savais que trop.

Dans son désarroi, Juan avait sans doute oublié de refermer la porte à clef, puisque je l’ouvris en tournant seulement là poignée. Pas la moindre trace de lutte dans l’appartement. Maria était bien partie de son plein gré. À quoi Juan avait-il vu qu’on l’avait « enlevée » ? Voilà que mes satanés soupçons me reprenaient… Évidemment, une fille comme Maria ne découche pas et il avait dû se rendre à la Cuna pour demander si l’on avait des nouvelles de sa sœur. La jeune fille ne rentrant pas de la nuit, absente à son travail, il y avait là trop de choses qui ne lui ressemblaient pas pour qu’on ne pense pas aussitôt qu’elle n’était pas libre d’agir à sa guise.

En me revoyant, la grosse Dolorès me tourna ostensiblement le dos. C’eût été risible si j’avais eu le cœur à rire. Lorsque je l’appelai, elle daigna se retourner, mais j’eus beau la gratifier de mon meilleur sourire, je ne parvins pas à la dérider.

« La señorita, doña Dolorès, vous ne sauriez pas où elle est, par hasard ? »

Elle prit un ton des plus rogues pour me répliquer :

« Personne ne me l’a donnée à garder ! »

Mais cette brave femme était incapable de contenir longtemps sa gentillesse naturelle et parce que je lui disais que j’étais inquiet, elle éclata de rire :

« Enamorado, hé46 ?

— Si… »

Alors, ce fut un mascaret. Dolorès se lança dans un panégyrique enthousiaste de Maria du Doux Nom, chantant sa douceur, ses vertus, sa bonté, sa piété, son courage au travail et, lorsque, à bout de souffle, elle s’arrêta, il aurait fallu être le dernier des idiots pour ne pas se persuader qu’une fille dans le genre de Maria, un homme ne peut avoir la chance d’en rencontrer deux dans sa vie. Ce délire amical cadrait si bien avec mes propres convictions que je n’eus pas à me forcer pour approuver mon interlocutrice. Quand il me fut donné de pouvoir placer un mot, je m’enquis :

« Vous ne l’avez pas vue partir ?

— Non. Son frère m’a déjà posé la même question. Je ne suis rentrée qu’à minuit passé parce que je suis allée jusqu’à la place de la Cavida où j’ai une cousine, pour voir entrer notre « Jésus de la Vraie Croix » dans sa chapelle. Il faut vous dire que mon neveu Jacinto, il est porte-lanterne dans la Confrérie. »

Je me fichais pas mal et de Jacinto et de sa mère et, comme décidément Dolorès ne pouvait m’être d’aucun secours, je la quittai assez brusquement pour filer à la Nueva Antequera.

 

Alonso était seul quand je suis arrivé, avec une heure de retard, à notre rendez-vous.

« Je commençais à être inquiet, Pépé !

— Ne t’en fais pas, vieux… Où est Charley ?

— Parti. Plutôt de mauvaise humeur.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est persuadé que tu es en train de le doubler et que tu ne respectes pas nos conventions.

— Aucune importance, j’ai d’autres soucis que l’amour-propre de Mr. Arbuthnot… Alonso, ils ont enlevé Maria ! »

Il sursauta.

« Qu’est-ce que tu dis ?

— Tu as parfaitement entendu. Lajolette a fait enlever Maria. »

Il n’en revenait pas, Alonso, et je voyais bien que ça tournait à toute vitesse dans sa tête. Il devait être en train de parcourir à une allure accélérée le chemin que j’avais suivi dans ma chambre. Quand il fut arrivé à la conclusion qui s’imposait, il avait l’air vraiment malheureux.

« Mais alors…

— Eh oui ! Alonso… On a pris une fausse piste… Maria n’est pas avec eux.

— Pourtant, son frère…

— Vraisemblablement son frère non plus.

— Allons donc ! Son couteau…

— Il doit y avoir une explication. »

Il lui fallut quelques secondes pour digérer ces informations. Puis, il se transforma. Le type incrédule et quelque peu désemparé redevint celui que j’avais toujours connu quand il était lancé aux trousses d’un truand d’envergure. Dur comme de l’acier, mon Alonso. Ça me faisait rudement plaisir. À présent, j’avais confiance, je savais que nous gagnerions la partie, qu’on retrouverait Maria et Juan, qu’on aurait la peau de Lajolette et que Cliff Anderson pourrait prendre sa retraite en en ayant terminé avec la tâche qu’il s’était imposée.

« Tu as une idée de ceux qui ont fait le coup, Pépé ?

— Mieux que ça, je les connais.

— Non ?

— Si. Les Percel.

— Ses patrons ?

— Oui, et je peux même te dire qu’ils ont kidnappé Maria entre vingt-deux et vingt-trois heures hier soir.

— Dis-moi tout de suite que tu sais où est Maria pendant que tu y es !

— Je m’en doute. »

J’ai cru comprendre qu’Alonso me regardait avec une certaine admiration et j’en eus ma petite vanité agréablement chatouillée, car Alonso n’était pas considéré comme le premier venu au F.B.I. Il jeta quelques pesetas sur la table et, se levant :

« On y va ?

— Rassieds-toi, vieux… Il faut d’abord avertir Charley.

— Et où veux-tu que je le pêche ?

— Téléphone au Madrid. »

C’est ce qu’il fit, mais l’Anglais n’était pas à son hôtel et il n’avait pas laissé d’adresse où le joindre. Alonso m’apprit qu’en tout cas on avait rendez-vous avec lui à vingt-trois heures au Cristina. Il ne tenait plus en place, Alonso.

« Allez, maintenant, filons à la Cuna !

— Non. »

Il se rassit, vexé.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Réfléchis, Alonso. Les Percel ne te connaissent pas. S’ils voient un inconnu avec moi, ils vont se méfier et ce sera plus dur.

— Autrement dit, tu veux encore faire cavalier seul ? Dis donc, Pépé, je vais finir par croire comme Charley que tu as l’intention de tirer toute la couverture à toi ? Seulement, mon petit père, j’ai juré à Ruth de te ramener en bon état à Washington, alors, que ça te plaise ou non, je t’accompagne ! »

J’eus un mal fou à lui faire comprendre que je m’en tirerais mieux seul, au début du moins, et j’étais décidé de faire dire aux Percel où se trouvait Maria et où se cachait Lajolette.

« Et si jamais Lajolette était chez eux quand tu y arriveras ?

— Ça m’étonnerait… En tout cas, n’aie crainte, je tirerai le premier. »

Il n’avait pas l’air tellement convaincu, Alonso.

« Tout de même, Pépé, c’est moche de me laisser tomber… C’est la première fois. Tu es sûr qu’on ne peut pas faire le coup ensemble, comme d’habitude ? »

Il semblait si malheureux que je me laissai attendrir.

« Bon. Ce n’est pas la peine de me jouer la grande scène de la désolation. Amène-toi, mais tâche de te débrouiller pour passer inaperçu et n’intervenir que si j’ai besoin d’aide. D’accord ?

— D’accord ! »

 

Par mesure de précaution et par crainte d’une surveillance possible, Alonso – feignant de lire son journal – me suivait à cent mètres quand j’entrai dans la Cuna. Je frappai à la porte qui me fut ouverte de l’intérieur, mais j’oubliai de la refermer complètement. Parvenu sur le palier des Percel, j’attendis d’entendre le pas étouffé d’Alonso pour sonner. Encore une fois, ce fut doña Josefa qui parut sur le seuil. Elle n’eut pas le temps de se composer un visage.

« Vous, don José ?

— Moi, doña Josefa.

— C’est que… vous nous excuserez, mais… mais nous sommes très occupés, mon mari et moi… Des… expéditions à faire… des papiers à remplir… surtout que durant la Semaine sainte on ne peut guère espérer se faire aider…

— Mais je suis prêt à vous donner un coup de main, doña Josefa, et je serais très heureux de vous rendre service ! »

Je pénétrai dans l’appartement avant qu’elle ne fût revenue de sa surprise. Je traversai l’antichambre et entrai au salon où, en me voyant, don Alfonso, qui était en manches de chemise, jaillit de son fauteuil.

« Señor Morales !… »

Il enfila rapidement sa veste.

« Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ?

— Parce qu’il se passe quelque chose, don Alfonso ? »

Doña Josefa intervint brutalement :

« Tais-toi donc, Alfonso. Il se passe simplement que le señor Morales est monté nous saluer… Je lui ai dit que nous étions très occupés… »

Docilement, il répéta :

« Très occupés… »

Personne ne m’offrant de m’asseoir, je pris une chaise et m’installai. Le mari et la femme se regardèrent et je devinai que mon attitude commençait à leur faire peur. Une fois encore, doña Josefa essaya de me convaincre.

« À un autre moment, nous serons très heureux de vous recevoir…

— Rassurez-vous, señora, je me retirerai dès que vous aurez répondu à la question que je suis venu vous poser. »

J’étais certain que ce serait don Alfonso qui, des deux, craquerait le premier. D’une voix tremblante, il me demanda :

« Une… une question ? Pour… Pourquoi une… question ? »

Sa femme, elle, acceptait la bataille. Elle s’y était décidée d’un coup quand elle avait deviné que je venais dans une intention précise. Elle coupa la parole à son mari : « Je t’ai déjà dit de te taire ! Voyons cette question, señor Moralès ?

— Qu’avez-vous fait de Maria ? »

Il y eut un long silence où doña Josefa et moi nous nous dévisageâmes haineusement. Percel se laissa choir dans son fauteuil où il se recroquevilla. Son épouse s’enquit doucement :

« Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Pour voir si vous seriez surprise d’apprendre la disparition de Maria. ».

Elle se mordit les lèvres de dépit.

« Mais… je suis plus que surprise !

— Non, doña Josefa, vous ne l’êtes pas.

— Qu’en savez-vous donc ?

— Maria n’étant pas venue travailler aujourd’hui, en me voyant, vous auriez dû tout de suite me parler d’elle…

— J’ai oublié… dans tous mes soucis…

— Non, doña Josefa, une expédition de marchandises ne peut empêcher de penser à l’absence inexpliquée de celle qu’on aime comme sa propre fille. Vous ne m’avez pas demandé des nouvelles de Maria parce que vous savez que, pour le moment, elle va bien.

— Et comment donc le saurais-je ?

— Parce que vous l’avez enlevée. »

Il y eut de nouveau un silence pesant et on entendit don Alfonso gémir plaintivement. Déjà, il ne comptait plus. Sa femme fit front.

« Vous êtes ivre, sans doute, señor Moralès ?

— Menez-moi auprès de Maria et vite ! »

Elle souffla comme un taureau et s’approcha de moi. Qu’elle était loin, tout d’un coup, la souriante Mme Percel ! Ce visage dur, ces yeux froids ne cachaient plus une violence cruelle. Entre ses dents, elle grogna :

« Sortez… Sortez vite, ça vaudra mieux pour vous !

— Pas sans Maria… »

Elle se jeta sur moi de tout son poids. Nous ne sommes pas des délicats au F.B.I., et je la frappai sèchement au visage. Étourdie, elle recula. À son tour, don Alfonso se rua à l’assaut. Je l’arrêtai d’un direct sur le nez qui l’envoya bouler dans un coin, du sang plein le visage. Doña Josefa poussa un hurlement :

« Vous l’avez tué !

— Pas encore, mais ça pourrait venir… Il a bien tué Esteban, lui… »

Livide, elle me contemplait, hallucinée.

« Vous savez ça… aussi ?

— Et bien d’autres choses encore…

— Alors, tant pis pour vous, monsieur l’agent du F.B.I. ! »

Elle manqua m’avoir par surprise, tant je m’attendais peu au véritable saut qu’elle fit et ses ongles passèrent à quelques millimètres seulement de ma figure. Elle se battait comme un homme dont elle avait la force. Pendant près de dix minutes, nous luttâmes ainsi que des truands qui veulent mutuellement se tuer. Don Alfonso s’était agrippé à mes jambes. Nous avions fini par rouler au sol tous les trois et, un instant, j’eus peur de ne pouvoir me débarrasser de mes assaillants. Mes coups se perdaient dans la graisse de la femme. D’une ruade qui l’atteignit au ventre et l’étendit sans connaissance, je me débarrassai de l’homme. Contre doña Josefa, je me décidai à mettre le paquet. Du tranchant de la main, je la cueillis à toute volée sur la trachée-artère. Elle vira au violet et s’écroula, le souffle coupé. Par une ironie du sort, ce fut à cet instant que, sous la fenêtre, les musiciens marchant en tête de la procession du Christ « de la Salud et Buen Viaje » firent entendre de nobles accents. Doña Josefa, assise sur son séant, haletait. J’eus beaucoup de mal à la hisser dans un fauteuil. Elle n’était pas une beauté en temps ordinaire, mais à ce moment elle était assez horrible à voir. Je n’y étais pas allé de main morte. Fouillant dans le buffet de la salle à manger, j’y découvris une bouteille de cognac à peine entamée. Je lui en insérai le goulot entre les lèvres et lui en fis avaler une bonne rasade. Elle sursauta, écarta la bouteille, éructa longuement et, tous ses esprits revenus, m’interrogea froidement :

« Et alors ?

— Et alors, doña Josefa, vous allez vite me dire où est Maria.

— Non.

— Dommage pour don Alfonso… »

Je m’approchai du mari toujours évanoui et levai mon pied au-dessus de son visage. Sourdement, elle demanda :

« Que comptez-vous faire ?

— Lui écraser la figure. »

Elle eut une sorte de râle fort désagréable à entendre et soupira :

« Non… Laissez-le. »

Ce monstre femelle aimait son compagnon.

« Maria est dans l’entrepôt.

— Vivante ? »

Elle opina de la tête.

« Pas abîmée ?

— Non.

— Pourquoi l’avez-vous enlevée ?

— On a obéi.

— À Lajolette ? »

Elle tressaillit, puis se tassa sur elle-même.

« Puisque vous êtes au courant… »

Je m’approchai et me penchai vers elle.

« Écoutez-moi, doña Josefa. Alfonso et vous, vous êtes fichus… Nous sommes aux trousses de Lajolette. Nous allons l’avoir… Votre dernière chance, c’est de vous mettre de notre côté. »

Elle haussa les épaules, résignée.

« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Si je parle, il nous tuera… Si je ne parle pas, c’est vous qui… »

Je l’interrompis :

« Il y a un moyen : vous me dites où je peux trouver Lajolette et je vous emmène en prison avec votre mari.

— En prison ?

— Où l’on vous gardera à l’abri jusqu’à ce que nous en ayons fini avec ceux que nous cherchons. »

Ses yeux s’illuminèrent.

« Pas bête ça. »

Elle respira fortement.

« Marché conclu, don José !

— Tu es folle, Josefa ! »

C’était Alfonso qui, ayant repris ses sens, se mêlait au débat. Il n’allait pas tout me faire rater, celui-là ! Flageolant sur ses jambes, il vint en vacillant jusqu’à nous et se cramponna au bras du fauteuil où sa femme était assise.

« Ne l’écoute pas, Josefa ! Ne l’écoute pas ! C’est un piège ! »

Elle secoua la tête, butée.

« Ne te mêle pas de ça, Alfonso… Don José a raison, il vaut mieux tirer notre épingle du jeu tant qu’il en est encore temps. »

À cet instant, je perçus le bruit de la porte qui s’ouvrait silencieusement dans mon dos. Je ne me retournai pas, certain qu’il s’agissait d’Alonso.

« Pour rencontrer Lajolette, don José, vous n’avez qu’à… »

C’est alors qu’elle vit Alonso. Elle se leva d’un bond et, de nouveau, se rua sur moi, ayant empoigné au passage un lourd chandelier de cuivre qui était sur une petite table. On entendit un plouf ! Doña Josefa s’arrêta pile, ses traits marquèrent une sorte de stupeur. Elle voulut crier, mais un flot de sang lui jaillit de la bouche et elle bascula en avant. Le bruit de sa chute fit vibrer le mobilier. Je n’eus pas le temps de réaliser exactement ce qui venait de se produire, qu’Alfonso courait vers mon collègue. Au moment où il me dépassait, j’entendis encore : plouf ! et je vis littéralement sauter le crâne du petit homme. Alors, je me tournai d’un élan vers Alonso qui souriait.

« Je crois que j’ai été bien inspiré de mettre un silencieux, hein, Pépé ? »

J’étais hors de moi.

« Mais nom d’un chien de nom d’un chien ! pourquoi as-tu tiré ? »

Ahuri, il me regardait, incapable de trouver ses mots. Quand il y parvint, ce fut pour me dire amèrement :

« Toi, je te retiens… Je te sauve la vie et c’est de cette façon que tu me remercies ?

— Tu me sauves la vie ? Tu ne pensais tout de même pas que cette grosse mémère allait m’avoir, non ? Ou que cette demi-portion d’Alfonso m’étoufferait dans ses bras… Et maintenant, non seulement je n’ai pas pu leur faire dire ce qu’ils savaient, mais encore nous voilà avec deux cadavres sur les bras ! Tu vieillis, amigo…

— Oh ! la barbe !… Ça fait je ne sais combien de fois qu’ils te cognent dessus, je te retrouve avec des agrafes sur la tête et tu voudrais que je reste les bras croisés pendant que tu subis un nouvel assaut ? Si j’avais su…

— Voilà pourquoi je ne voulais pas que tu viennes… »

Il avait vraiment l’air embêté, Alonso. Il s’approcha des deux corps, les retourna, leva les yeux vers moi et, timidement :

« Alors, Pépé… tu penses que je suis un tueur ? »

J’allai le prendre par les épaules.

« N’exagère quand même pas, Alonso ! Tu as éliminé deux belles crapules, seulement on n’est pas plus avancé sur le compte de Lajolette.

— Ouf ! J’aime mieux t’entendre parler comme ça… C’est vrai, tu finissais par me coller des complexes ! Quant à Lajolette, on le tient, vieux…

— Comment ça ?

— Voyons, Pépé ! Il est coincé maintenant, Lajolette ! Il voit que nous saccageons son business, que nous démolissons ses gens : de gré ou de force, il va falloir qu’il réagisse. Crois-moi, Pépé, ce n’est plus qu’une question d’heures avant que le salaud montre le bout de son nez… »

En attendant la réalisation du pronostic d’Alonso, il y avait les cadavres d’Alfonso et de Josefa sur le plancher et je ne voyais vraiment pas de quelle façon nous pouvions nous en débarrasser. Le plus simple était de maquiller l’affaire en crime crapuleux. Sans le dire à Alonso, je pensais que, de cette manière, Fernandez aurait moins de mal à faire disparaître nos traces. Nous avons ouvert et vidé les tiroirs, éventré les coussins, enfin tout ce qu’auraient pu inventer des voyous venus chercher de l’argent. Lorsque nous eûmes terminé, il y avait un beau gâchis. Je me suis même demandé si nous n’avions pas forcé la note. Comme mon copain s’étonnait que nous ne soyons pas déjà allés délivrer Maria si je me doutais de l’endroit où elle se trouvait, je lui fis remarquer qu’il était vraiment inutile de la mettre au courant de nos exploits.

Nous avons déniché Maria enroulée dans un tapis et bien ficelée. Un foulard lui servait de bâillon, mais on avait quand même pris soin de l’installer aussi confortablement que possible. Les Percel devaient avoir, tout compte fait, une certaine affection pour la jeune fille. Quand nous l’eûmes libérée, elle fondit en larmes. J’étais bouleversé, mais je ne pouvais oublier qu’elle m’avait mis à la porte de sa maison, et puis j’avais honte de ce que j’avais pensé de la femme que j’aimais. Nos premiers rapports furent un peu gênés, bien qu’elle me remerciât de ce que j’avais fait pour elle et, lorsque je l’eus rassurée au sujet de Juan, je demandai à Alonso de ramener Maria à la Palma. Il aurait voulu que ce fût moi qui me chargeasse de ce soin, mais je refusai, invoquant de mystérieuses raisons qui lui firent froncer le sourcil. Je lui demandai encore de rester auprès de Maria le plus longtemps possible et lui promis d’être au Cristina à vingt-trois heures comme convenu. C’est seulement lorsqu’ils m’eurent quitté et que j’eus rejoint Sierpès que je me rappelai ne pas avoir vérifié si les couvre-pieds étaient toujours dans l’entrepôt.

Il me fallait entrer au plus vite en contact avec le commissaire Fernandez, mais je sentais le besoin de me reposer quelques instants, de me reprendre, et je décidai d’aller passer un moment dans ma chambre. Comme toujours, la foule se pressait nombreuse dans les rues avoisinant le parcours officiel des processions. À la hauteur de la Plaza, je rencontrai la Confrérie de la Candelaria et priai en moi-même la Vierge de San Nicolas de me pardonner de lui avoir expédié – plus tôt que prévu – deux pécheurs dont les âmes souffriraient sans doute assez longtemps en purgatoire…

En arrivant au Cecil-Orient, je téléphonai à Fernandez pour lui annoncer que j’avais du nouveau et du sérieux. Il m’offrit de le rejoindre, mais j’invoquai ma fatigue et mon désir de me délasser.

« Dans ce cas, restez dans votre chambre, amigo, je vous envoie Lucero… car lui aussi a des nouvelles pour vous. »

J’étais occupé à me baigner le visage lorsque Lucero entra dans la salle de bain.

« Excusez-moi de n’avoir pas frappé, señor, mais j’ai cru préférable de ne pas attirer l’attention des voisins. » Souriant, il prit place dans un fauteuil.

« Alors, señor Morales, quels exploits avez-vous encore accomplis aujourd’hui ?

— Des exploits qui vont vous causer du tracas, je le crains, señor Lucero.

— Vraiment ? »

Je lui racontai la visite de Juan, mon scepticisme, puis comment j’en étais arrivé à douter de mes convictions, enfin mon entrevue tragique avec les Percel et la manière dont elle s’était terminée. Au fur et à mesure que j’avançais dans mon récit, le visage du policier changeait d’expression. De souriant, il devenait grave, puis inquiet. Lorsque j’eus terminé, il se leva.

« Sale affaire ! Il faut que j’aille avertir le commissaire tout de suite… Je ne vois pas trop de quelle façon nous devrons agir pour tenter d’étouffer cette histoire… »

Je lui détaillai la mise en scène que nous avions réalisée, Alonso et moi. Sa figure s’éclaira.

« Vous êtes décidément des types qu’on ne prend pas au dépourvu. Un crime crapuleux ? Parfait… On pourra lâcher la presse, aucune importance, et on écrira de jolis papiers sur l’abominable impiété de certains malfaiteurs profitant de la Semaine sainte pour assassiner leur prochain ! Vous m’enlevez un poids, vous savez, señor ! À mon tour de vous annoncer que l’embarquement de la drogue est proche. Un des camions des Percel a pris la route d’Huelva. »

Ce fut à mon tour de m’inquiéter.

« Il y a longtemps ?

— Peu de temps avant que vous n’arriviez vous-même chez les Percel. Un peu plus et vous vous trouviez nez à nez…

— Mais alors il doit être sur le point d’arriver à Huelva ?

— Non. Le camion, qui est repéré de village en village, s’est arrêté à Sanlucar la Mayor… À mon avis, il n’en repartira pas avant la nuit pleine. Aucun souci à se faire, la police du port est avertie et l’attend. On laissera procéder au déchargement et à l’embarquement pour repérer le cargo. C’est alors que nous interviendrons. Je crois que l’affaire est dans le sac, señor Moralès…

— Oui, mais Lajolette ?

— Ça, c’est votre problème particulier, mais je ne serais pas étonné qu’il présidât aux opérations sur place.

— Espérons-le. Vous y allez ?

— Je pars dans une heure. Je vous emmène ?

— Non, je ne peux tout de même pas faire ça à mes amis.

— Vos amis ? »

Il insista sur le pluriel.

« Alonso Muaquil, mon collègue du F.B.I., dont je vous ai déjà parlé, et Charley Arbuthnot, de Scotland Yard, qui, lui aussi, est sur l’affaire… Nous avons fait alliance.

— Dans ce cas, ce sera vraiment une partie très internationale !

— J’ai rendez-vous avec eux, au Cristina, à vingt-trois heures. De là, nous filerons à Huelva.

— Vous m’y verrez donc, señor. »

Comme Lucero prenait congé fort civilement, je le retins.

« Señor Lucero, il faut que je vous confesse une erreur…

— Vous m’étonnez ?

— Si… Dans notre métier, malgré tous les avertissements, en dépit de l’expérience, il nous arrive de tomber dans le piège des conclusions hâtives…

— Ce qui veut dire ?

— Que je ne crois plus à la culpabilité de Juan Alguin dans le meurtre d’Esteban, bien que son couteau ait été l’arme du crime.

— Vous avez trouvé des preuves de son innocence ?

— Non, mais j’ai eu une conversation avec lui comme je vous l’ai dit, et puis l’enlèvement de sa sœur… »

Il m’interrompit, très froid, très sec :

« La passion est aussi un piège tendu aux policiers, señor, et prendre ses désirs pour des réalités mène également à l’erreur. J’imagine que si ce jeune homme appartient à la bande que nous traquons, il ne doit pas y peser d’un bien gros poids, et si l’enlèvement de sa sœur était une nécessité, on ne lui a sûrement pas demandé son avis. À tout à l’heure, señor, on ne commencera pas sans vous. »

J’eus beaucoup de mal à remonter l’avenue Antonio Primo de Rivera où, avant son entrée dans la cathédrale, stationnait la Confrérie de la Santa Cruz, dont les noirs pénitents formaient une haie d’honneur entre les pasos et les spectateurs. Quelques-uns, parmi les plus jeunes, avaient relevé leur cagoule et buvaient de l’eau fraîche ou écoutaient les recommandations de leurs parents.

Alors que je débouchais sur la place Calvo Sotelo, on me tira par la manche. C’était Juan. Très vite, il se mit à parler.

« Don José, je viens de voir ma sœur. Elle m’a dit… Je voulais vous remercier… Elle ne m’a pas confié qui l’avait enlevée ?

— Les Percel. »

Farouche, il déclara :

« Je vais aller les trouver ! »

Il ne manquait plus que ça ! Je ne tolérerai pas que ce petit imbécile flanque tout par terre ! Sans compter que si on le surprenait chez les Percel, il aurait du mal à expliquer pourquoi il avait rendez-vous avec deux cadavres…

« Non, Juan. Tu vas rester tranquille.

— Mais don José, je ne peux pas permettre…

— Tu n’as rien à permettre ! Ta sœur est saine et sauve, n’est-ce pas ? Bon. Quant aux Percel, ne te fais pas de souci pour eux.

— Mais il faut qu’ils paient !

— Et qui te dit qu’ils n’ont pas déjà payé… et cher ? Très cher ? »

Il me regarda comme pour essayer de deviner ce que je voulais lui faire entendre, et puis un sourire illumina son visage.

« Merci, don José… »

Je repris mon chemin, mais il m’accompagna. Il avait sans doute encore quelque chose à me confier. Il s’y décida au bout de quelques pas.

« Don José, vous pensez toujours que c’est moi qui ai tué cet Esteban ? »

Malgré l’avertissement de Lucero, avant même de réfléchir, je répondis :

« Non.

— Alors, don José, laissez-moi aller avec vous… Je tiens à vous montrer ce dont je suis capable ! Ce sera la seule façon de me prouver que vous ne doutez plus de moi. »

Il y avait une telle sincérité dans sa voix que je fus complètement rasséréné ; ce garçon-là était un brave garçon. En dépit du policier andalou, il y a des accents qui trompent difficilement.

« Ce n’est pas possible, Juan… Dans quelques instants, je vais filer en… en excursion.

— Emmenez-moi ? »

Il n’aurait tenu qu’à moi, j’aurais accepté, mais les deux autres n’eussent peut-être pas vu les choses de la même façon. Ils n’aimaient pas Maria comme je l’aimais.

« Je ne pars pas seul… »

Il avait l’air tellement déçu que je ne voulus pas le laisser tomber.

« Écoute… je rejoins mes amis au Cristina. Nous ferons appeler une voiture. Débrouille-toi… Ou plutôt, c’est toi qui vas aller chercher une voiture… Arrange-toi pour qu’elle soit assez puissante pour nous faire faire une centaine de kilomètres très rapidement et qu’elle ait un coffre à bagages assez grand…

— Une américaine ?

— Tu crois en dénicher une ?

— Je connais un type qui a une vieille De Soto avec laquelle il emmène les étrangers à Ronda ou à Grenade… mais ce sera cher.

— Aucune importance.

— S’il est chez lui, vous me trouvez devant le Cristina dans une demi-heure. »

Il y avait encore beaucoup de monde quand j’entrai au Cristina. Il me parut que, sous son amabilité forcée, Arbuthnot me faisait grise mine. Tout de suite, d’ailleurs, il m’attaqua :

« Décidément, Moralès, il est dit que vous entendez travailler seul ? Muaquil m’a mis au courant de vos exploits de cet après-midi. Félicitations… Mais avez-vous juré de me tenir à l’écart ? Dans ce cas, il aurait été peut-être plus correct de me le dire dès notre rencontre à San Fernando ? Qu’est-ce que je vais raconter au Yard, moi ? Vous avez une drôle de notion du mot coopération, vous autres, Américains ! »

Je le calmai comme je pus en lui affirmant que ce que nous arrivions à faire individuellement, par intuition ou par hasard, était quand même à porter au compte de l’équipe tout entière, et je lui jurai que s’il avait eu la patience de m’attendre à la Nueva Antequera, il aurait pris part au massacre, si c’était cela qu’il regrettait. Au surplus, comme notre action devait rester secrète, rien ne l’empêcherait de raconter ce qu’il lui plairait à ses chefs londoniens.

Cette perspective parut apaiser Charley qui partit d’un grand éclat de rire et tint à nous offrir une bouteille, non sans m’avoir fait promettre de ne plus jouer les francs-tireurs, ce à quoi je m’engageai bien volontiers puisque j’avais l’intention de l’emmener avec nous. L’atmosphère s’éclaircit, nous passâmes deux heures bien reposantes en faisant un excellent souper. Au cours du repas, je m’étais absenté pour téléphoner à Fernandez et j’avais appris que le camion n’était parti de Sanlucar la Mayor qu’à vingt-trois heures. Je priai le commissaire de dire à Lucero que je serais sur place vers deux heures trente. J’avais profité de ce coup de téléphone pour aller jeter un coup d’œil et voir la De Soto. Elle était confortable. Son chauffeur reçut l’assurance que Juan était d’accord avec moi et qu’il devait attendre un moment avant de partir pour laisser le temps au garçon de se glisser dans le coffre à bagages que le frère de Maria avait déjà préparé.

Vers une heure, l’addition réglée, Arbuthnot nous demanda si nous avions l’intention de nous coucher et, dans la négative, si nous avions une proposition à lui soumettre. Savourant d’avance leur surprise, j’annonçai la nouvelle :

« Je vous emmène tous les deux à Huelva…

— À Huelva ?

— À cette heure-ci ?

— Pour y coincer la bande de Lajolette… »

Ils restèrent sans voix, se contentant de me contempler avec des yeux ronds. Je n’étais pas mécontent.

« … qui embarque cette nuit une cargaison de drogue à destination de La Havane et de là pour la Floride probablement. »

Ils étaient anéantis, mes chers collègues. Le premier, Charley reprit ses esprits.

« Ce n’est pas une blague ?

— Elle serait de mauvais goût. »

Alonso, à son tour, protesta :

« Mais enfin, comment sais-tu ça ?

— Je vous l’expliquerai après. Pour l’instant, il faut filer.

— À pied ?

— Une voiture nous attend dehors. »

Arbuthnot ricana :

« Décidément, vous aviez tout prévu… Félicitations… Vous êtes très fort… beaucoup plus fort que nous, n’est-ce pas, Muaquil ? »

Alonso fut très chic.

« José est un de nos meilleurs agents du F.B.I., ça ne m’étonne pas de lui. »

Je ne voulais pas abuser de mon triomphe.

« Ne nous attendrissons pas. Partons. »

Charley, qui ne voulait pas être en reste, annonça négligemment :

« À mon tour de vous apprendre quelque chose que, je l’espère, vous ignorez encore… Lajolette a quitté Barcelone depuis plusieurs jours. J’ai téléphoné cet après-midi à notre agent. »

Rien ne pouvait me faire davantage plaisir.

« Espérons qu’il sera au rendez-vous d’Huelva ! » En se levant, Charley, qui digérait difficilement de se voir réduit au rôle de comparse (toujours ce vieil orgueil britannique), déclara avec amertume :

« Je dois sans doute vous remercier de m’inviter à la curée ?

— Si Lajolette vous descend, vous ne penserez peut-être plus à me remercier, Charley ! »

Il haussa les épaules.

« Personne ne m’a encore descendu et je suis sûr, mon cher Moralès, que ce n’est pas Lajolette qui y parviendra. »